Les bienfaits des contes
Paru dans Mythologie magazine
Patrick Fischmann, vous qui baignez dans l’univers des contes, pouvez-vous nous dire pourquoi ils nous font tant de bien ?
Je commencerai par le plus mystérieux : ils nous font du bien parce qu’ils viennent d’ailleurs. Ils ont parcouru des mondes et traversé des mers, ils ont bondi à travers le miroir de l’ordinaire et débarquent en nous tout couverts de poudre d’astres. Et peu importe le nom qu’on donne au pays des métaphores, l’inconscient, la poésie, l’imaginaire, ces migrateurs extravagants nous secouent et nous bichonnent l’âme afin qu’elle s’aère. C’est là leur tout premier soin. Ces parents décoiffés et rebelles nous connaissent : ils savent qu’il faut nous attraper par surprise, que nous n’ayons pas le temps de nous organiser pour gloser ou nous enfuir dans nos certitudes, nos souffrances et nos conforts. Ils n’ignorent pas qu’ils surgissent dans une sorte de prison mentale où nos corps ont du mal à se rêver. Pourquoi nous font ils tant de bien ? Parce qu’ils viennent à notre rescousse pour qu’on s’évade sans se dérober.
Nous évader sans nous dérober ? C’est-à-dire ?
Ils nous transmettent le bon sens du baron Münchhausen qui se sort lui-même du marécage en se soulevant par les cheveux. Bien qu’il y ait en eux plein de vigueur, les contes ne proviennent pas d’un lieu de pouvoir. Nul politicien ou roi, nul dieu agressif ni prêtre ou grand argentier ne nous les expédie pour nous manipuler et nous corrompre. Leur ambition est ouvertement fraternelle et libertaire. Qui que vous soyez, quelle que soit votre situation, vos croyances et vos origines, prenez ce dont vous avez besoin, créez vos propres images, allez puiser en nous ce qui vous remue et vous nourrit. C’est le grand soin des contes : solliciter la liberté de conscience, saboter ce qui fait ployer l’humain.
Les contes ont-ils toujours un coup d’avance sur la force brutale qui est démunie devant la créativité et la fantaisie ?
Si les contes sont capables de convoquer de vieilles terreurs, c’est pour solliciter notre courage, qu’on s’en sorte et que nos dragons se révèlent être des fées. Ils assument de nous parler du réel avec de la poésie. Eux, qui viennent d’ailleurs, ne respectent pas les frontières du temps, de la science, de la religion et de l’art. Pas de douaniers donc entre leur chant et notre cœur. Juste un amour inconditionnel.
La psychologie des profondeurs s’est intéressée aux contes, leurs bienfaits sont-ils surtout d’ordre psychique ?
On dit que les contes parlent à notre inconscient, peut-être est-ce lui qui s’adresse à nous à travers eux. Ils sont l’une de ses voix. Ne reconnaissant pas les frontières entre le visible et l’invisible, le réel et l’irréel, le bien et le mal, ils voyagent sans passeport. Dans leur monde, inconscient et conscience ne sont pas séparés comme la mer et le ciel. C’est justement ce qui a intrigué et fasciné la psychanalyse qui souhaiterait bien saisir le mystère de cette intrication. Le problème des écoles de psychologies qui étudient et expliquent les fantasy, comme celui d’autres écoles interprétatives (symbolistes, mythologues, folkloristes, naturalistes, anatomistes, ethnologues, anthropologues, numérologues, spiritualistes, astrologues) analysant les mythes ou les contes et légendes, c’est qu’ils tentent de concevoir un champ quantique dans une seule dimension. Il est impossible de faire raisonner « Tout ce qui est conté » sans une dynamique et une diversité exprimée sur plusieurs plans. Le conte est toujours bien plus riche que nous ne le pensons. C’est un infini positif comme disait Giordano Bruno.
Comme vous l’avez développé dans le hors-série de Mythologie consacré à la nature des contes, l’espace des récits est un lieu sans environs. Là où s’insinuait jadis tout un monde caché il fait encore parler les arbres, les animaux et les montagnes…
Le conte est un être sans centre ni périphérie. Ce Tout nous émeut parce qu’il connait notre nature humaine et sa gémellité avec Mère-Nature. C’est sa vertu holistique, l’aspect psychologique en est l’une des composantes. Clarissa Pinkola Estés écrit : le conte est beaucoup plus ancien que l’art et la science de la psychologie. Et il le restera à jamais. L’une des plus anciennes façons de raconter (…) est l’état de transe, dans laquelle la narratrice « sent » son audience (…) puis entre dans un état du « monde entre les mondes » où l’histoire est « attirée » vers la conteuse en transe et racontée par son intermédiaire. L’imaginaire aspire à la plus grande ouverture aux mystères du monde. Les bardes et tous ceux qui ont accepté la voie exigeante de la transmission partagent ce que Clarissa dénomme les vitamines de l’âme.
L’imaginaire est donc la source des bienfaits ?
Depuis l’aube des temps il accompagne l’être confronté au mystère de l’existence. Il lui fait sentir l'harmonie entre les mondes intérieurs et les paysages traversés. En observant la nature, bardes et passeurs ont présenté au petit d’homme sous une forme symbolique et métaphorique, l’admirable complexité qui constitue son être. Comme un gland se déploie vers sa vie de chêne et vit sereinement son sentiment d’appartenance, il nous invite à vibrionner de nos deux natures. Quand on imagine on saisit qu’un pommier ne se nourrit pas de ses pommes, qu’une rivière ne boit pas de son eau et que la fleur ne répand pas son arôme pour elle-même. On désire alors se donner au monde. Peut-être est-ce l’une des ressources les plus précieuses de la faculté d’imaginer : s’offrir en totalité, nous arrachant d’une vision égotique tout en nous observant nous-mêmes, attentifs à notre prochain. Le vrai réalisme, dit Eugène Dreuwerman, en art comme dans la vie, est un surréalisme mordant.
Vous avez parlé ailleurs de contes-médecines. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il existe des contes très puissants qui nous avertissent qu’une parole peut tuer ou sauver, mettant en scène des héros qui connaissent des récits aux vertus magiques. Lewis Mehl Madrona emploie le terme de contes guérisseurs. Lors de cérémonies de type chamanique dans des sociétés traditionnelles l’écoute et la retransmission d’histoires font partie intégrante du processus de guérison. Les contes sont vus en tant que récits de retour à la santé, moyens de résoudre les difficultés, sagesses qui enseignent comment se transformer. Ce qui est soignant dans les contes est la formidable écoute qu’ils suscitent : tout l’être entend. Il n’y a pas la biologie d’un côté, le psychique ou le spirituel de l’autre, le mental, l’émotionnel et le sentiment entre parenthèse ou comme priorité : les histoires semblent servir de vecteurs aux unités de sens les plus fondamentales et les plus irréductibles de l’existence humaine. Robert Bly dit que la souplesse est essentielle à la gestion des situations nouvelles et que ce type de connaissance est situé hors du système instinctuel de l’homme, stocké dans des histoires, contes de fées, légendes, mythes, récits narrés au coin du feu. Ils constituent de nouveaux modes de réaction que nous pouvons adopter chaque fois que les réponses conventionnelles et ordinaires se révèlent inadaptées. Le Médecin-conteur Janusz Korczak écrivit le Roi Mathias 1er pour les orphelins dont il s’occupait. Pour leur bien-être, le respect d’eux-mêmes et de leur liberté. Pour lutter contre la pauvreté, l’injustice et la maladie. Rabbi Nahman de Braslav termina sa vie en n’enseignant que par des contes, des remèdes sous forme d’histoires propres à nous guérir. Clarissa Pinkola Estés écrit encore : pour nous, l’histoire est une médecine qui remet sur pied et dans le droit chemin l’individu et la communauté. Enfin Marie-Louise Von Franz relate que chez les aborigènes d’Australie, quand le riz ne pousse pas bien, les femmes lui racontent son mythe d’origine. Alors le riz sait à nouveau pourquoi il est là et il se remet à croire.
Se remettre à croire, est-ce là le cadeau des contes ?
L’importance d’une parole dit Henri Gougaud se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise. Se remettre à croire n’est pas hameçonner une nouvelle idée, adhérer à une nouvelle croyance. C’est plutôt se réveiller, savoir à nouveau, sentir que cette parole ravive la flamme. Les contes sont de puissants déclencheurs de régénération, ils nous optimisent et nous replacent dans le flot de la vie. Ils sont si vieux qu’ils ont escorté toute une lignée d’ancêtres et leurs eaux ruissellent déjà sur nos arrières-arrières-petits-enfants. Ils nous réalignent avec une source fraiche et inépuisable située hors du temps. Ils nous offrent à la fois le recul nécessaire et l’élan pour plonger, se jouant de ce paradoxe avec l’élégance de la loyauté. Quand les femmes aborigènes content au riz leur mythe d’origine, elles aussi se remettent à croire, non seulement en elles mais aux lois secrètes et à l’entrelacs des forces vitales. Imaginez la puissance que peut avoir ce mythe sur quelqu’un qui parle à des graines. Leurs intuitions et leurs connaissances sont pleines de bon sens. Des expériences scientifiques démontrent la force de la parole et de l’intention sur la dynamisation ou la détérioration du vivant. Ces résultats obtenus en s’adressant à des cristaux de glace, du riz ou des graines dont la structure se modifie, augurent de ce qu’elle est capable de générer sur la santé globale d’un être humain. Ce que ces femmes sages aborigènes offrent au riz, elles se le donnent à elles-mêmes. Les grands guérisseurs le savent, la parole est une huile bienfaisante qui pénètre aussi sûrement qu’une crème. Elle passe à travers le conteur et elle touche toute vie qui écoute, les êtres humains comme les germes ou les épis de blé.
Et à ce stade de notre réflexion il faut nous pencher sur notre part de responsabilité dans le choix des contes et dans ce que transmet la chair de nos mots.
Il y aurait donc des contes plus ou moins bienfaisants ?
Pour répondre à la question je dirai que c’est une nourriture qui doit être de bonne qualité. Est-ce que vous mangez des carottes bio, des fruits de votre jardin ou est-ce que vous attrapez sans discernement tout ce que des industriels sans vergogne triturent et déposent dans les hangars de la consommation ?
Certes, mais qui fait le tri dans les bons et mauvais contes ?
Jadis la responsabilité du choix incombait aux gardiennes des récits, aux passeurs, aux aèdes, aux bardes et aux conteuses, magiciennes, troubadours, trouvères, poètes vagabonds et griots. Il s’agit d’une filiation mémorielle, de veilleurs, de sentinelles considérées comme sacrées chez certains peuples. Les bardes de Bretagne juraient d’apporter sagesse et harmonie là où ils jouaient et racontaient.
Le renouveau du conte dans les années soixante-dix s’inscrit-il dans cette lignée ?
Le renouveau du conte a raccommodé la chaîne mais il circule une littérature plus ou moins heureuse, des traductions et des versions légères ou excentriques, une tendance à tordre ou exploiter les contes. Je ne m’attarderai pas sur l’emploi de ce mot qui en dit long sur certains stratèges de l’éducation ou du One man show. Les veillées, devenues in fine des spectacles, se dévoient parfois vers une performance, les contes utilisés comme prétextes aux dérives égotiques ou repris, avec plus ou moins de pertinence par le théâtre ou les thérapies.
Les thérapies useraient-elles des contes au risque d’en abuser ?
Les versions (qui ne citent par leurs sources) qui inondent internet sont parfois creuses et affligeantes tant dans la forme que dans le fond. Néanmoins une grande partie du répertoire est accessible, des créateurs continuent d’enrichir et de réveiller des thèmes essentiels. Il faut apprendre à trier, à reconnaitre la source des contes. Il y a bienheureusement de belles poignées de conteurs expérimentés et des maisons d’édition préservant cette tradition de responsabilité.
Aujourd’hui les passeurs sont enregistrés, filmés, mis en scène, édités.
La transmission est bien plus complexe et hasardeuse car la société marginalise ou sur médiatise les artistes sans qu’ils aient réellement la place traditionnelle qu’ils ont toujours occupée. Les contes sont par essence bienfaisants mais à condition qu’ils demeurent vivants et ne soient ni abimés, tordus ou domestiqués. Leur belle sauvagerie exige d’entrer dans cette sorte de transe, cet état du monde entre les mondes ou l’histoire traverse un passeur. C’est ainsi qu’offerts et transmis, ils peuvent dispenser leurs bienfaits.
La nature des contes
Paru dans Mythologie magazine
Quels messages le conte nous glisse-t-il en évoquant la terre, l’arbre, la montagne, le ruisseau ? Les contes sont-ils les ambassadeurs d’une nature que notre humanité productive ignore depuis ses révolutions techniques? Au fond, quelle est leur nature ? Tant de questions auxquelles Patrick Fischmann, écrivain, poète et conteur tente de répondre…
Patrick Fischmann vous dîtes que les contes sont des trésors de la nature. Quelle est selon vous cette nature des contes ?
Celle qui a enseigné les passeurs, les bardes et conteurs depuis l’aube des temps. Natura en latin signifie ce qui existe depuis la naissance. Cette définition répond parfaitement à ce qu’est la nature des contes, qui sont, on le sait, vieux comme le monde. Ils ont accompagné l’âme humaine confrontée au mystère de l’existence à travers des métaphores osées. Ils se sont penchés sur l’origine, le renouveau et l’infinie variété des formes de vie. Ils ont saisi le grand chêne lové dans le gland, les cristaux enfantés par le volcan, la danse nuptiale qui se révèle à l’oisillon de paradis. Ils se sont développés, en observant natura. Ce qu’il y avait d’inné chez l’arbre, d’alchimique en la pierre, d’instinctif pour l’animal se présenta sous une forme symbolique et métaphorique à l’homme, confronté à la complexité de son être, aux risques inédits, à la curiosité de sa conscience. Les contes se révèleront des trésors naturels venus pour vivifier ses intuitions et l’aider à trouver du sens à son existence. L’imagination sera soumise à la loi de natura. Comme le chêne est inscrit dans un simple gland, le futur roi est présent dans le Simplet, le prince charmant dans la Bête, la fée dans l’onde et le magicien dans la forêt. Pour vivre paisiblement son sentiment d’appartenance au monde naturel, l’être humain doit être aussi souple qu’un roseau, aussi fluide et joueur qu’un torrent de montagne. Il est nécessairement dans son élément avec les contes. Se tenant debout, soumis aux situations changeantes, l’Homme, révèle le poète-conteur Robert Bly, est un réceptacle d’histoires disponibles. Les contes sont des alliés préparés hors de son système instinctuel. L’oiseau sait comment faire un nid, l’Homme apprend, avec des histoires conçues afin qu’il germe, croisse, s’épanouisse pour l’accompagner dans ses aventures. Dans ce qui existe, vit et prospère depuis l’aube des temps (natura), il peut aller puiser des contes et légendes mémorielles mais aussi des réponses toujours neuves, une sagesse qui escorte son évolution. Natura évoque l’ancrage en ce monde et le pouvoir transformationnel. La nature des contes a été déposée en nous pour que nous changions aussi souvent qu’il est souhaitable de mélodie sans jamais cesser de quitter son concert. Les contes sont de grands maîtres de l’interdépendance, de l’unité et de l’équilibre. Oui, ce sont bien des trésors de la nature. Dont les conteurs sont les gardiens.
Ainsi, ces contes traitent donc autant de la nature humaine que de l’essence des choses ?
Oui et d’une intériorisation de ce qui nous entoure et qu’on appelle faute d’avoir trouvé mieux l’environnement. Contrairement aux idées communes, natura n’est pas à l’extérieur de nous, de même que notre être n’est pas bouclé en chacun de nous à double tour. C’est la grande sagesse, la merveilleuse folie des contes que d’oser s’attaquer à ces deux illusions. Je pense à ce conte où l’homme guérit en même temps que le pommier qu’il aime, aux nuages qui répondent à la tristesse de l’enfant perdu. Nous pouvons aisément comprendre cette relation biologique entre l’arbre et l’homme, comme nous pouvons saisir le lien émotionnel entre la pluie sur le monde et le chagrin de l’enfant. Nous devons aussi nous ouvrir au fil d’or ontologique qui relie tout ce qui est. C’est la force prodigieuse des contes : en pleine confiance, ils nous assurent que natura est certes faites de tourbe, de grand vent et de roses trémières, mais qu’elle est également notre propre corps et notre imaginaire, la trame de notre univers psychique et spirituel, un Grand Tout vibrant. Raconter la nature, c’est revitaliser la nature humaine et dans le contexte actuel de chaos dénaturé, c’est aussi œuvrer à la guérison conjointe de l’humain et de toute sa parenté, animale, rocailleuse et boisée, de l’air, de l’eau. On peut même dire que cette racontée-là rameute la sainte sauvagerie : du liseron et de la panthère, de la clairière, de la cascade, qu’elle ravive notre communion dansante avec les elfes et les mimosas.
Vous parlez de guérison et de sauvagerie ? Le conte est-il un soin naturel ?
Mary-Jayne Rust dans un essai sur l’éco thérapie, dit que l’empathie avec tout ce qui vit est tel un maître, telle une source de guérison, qu’elle incite à de profonds changements. Les contes partent toujours d’une situation donnée, d’un contexte et d’une trame existentielle dans un univers approprié. Quand sommes-nous unis ou désunis ? Un enfant est seul au milieu de la forêt. Le voilà recueilli par toute une faune d’arbres et de bêtes, soumis aux lois du milieu. Voulez-vous connaître son histoire et celle du Dan Bao, la petite lyre à une corde ?
Allez, racontez puisque c’est votre nature !
Le garçon s’était retrouvé tout petit, et tout seul dans la forêt. C’était un enfant sauvage, né aveugle. Se servant de ses mains comme de gouvernails, il sortit de la grotte où il vivait, guidé par le chant des oiseaux. Il s’avança confiant vers la forêt, les mains ouvertes, les bras tendus cherchant une mère et un père parmi les feuilles. Un tigre vit l’enfant et rugit de toute sa gueule. La forêt retînt son souffle. Le cruel léchait ses griffes. Mais l’enfant était trop petit pour avoir peur. Il marcha résolument vers lui. Il alla vers le tigre mains en avant, babillant son désir de connaître le monde. Alors le cruel baissa la tête, c’est lui qui fut inquiet et mal à l’aise face au chant de l’enfant, l’échine secouée d’une crainte sacrée. L’oiseau fit claquer son bec, l’arbre envoya sa branche maîtresse au nom de la forêt qui, d’un chœur unanime venait d’adopter l’enfant. Il dormit dans les bras de l’arbre avec les bêtes, sous les étoiles. Quand il eut appris de ses nombreux maîtres, ses oncles et tantes feuillus, griffus et ailés, le soleil lui offrit l’un de ses rayons, l’arbre, le corps de son Dan Bao. On tendit la corde ni trop ni trop peu, dans la juste mesure, et l’enfant prit la barque dans ses bras. Il fit tinter la corde jour et nuit, sous le soleil et sous la lune, jusqu’à ce que dansent les contraires. Alors, l’enfant fut prêt à aller vers les villages des hommes pour y faire entendre l’harmonie du Dan Bao. En vérité, le premier barde voyait à présent le monde à l’intérieur de lui-même.
La nature pour le conteur que vous êtes est donc pour vous à la fois au dehors et au dedans ?
On retrouve la même intuition dans le récit du premier barde, lui aussi aveugle, chez les mongols. Walt Withman disait : les mots substantiels sont dans la terre et la mer, ils sont dans l’air, ils sont en vous. On dit empowerment en anglais, empuissancer, c’est-à-dire réveiller la puissance de natura. Bien sûr ce conte ci est très « vert » mais il en est ainsi de tout récit qui, quel que soit la situation, le contexte et la trame, donne une opportunité de retrouver un équilibre perdu. Cette idée qu’il faut batailler contre la nature et que l’âme humaine s’est forgée contre les tempêtes, les bêtes sauvages et les inondations, grâce à la chasse, à la guerre, la compétition, la confrontation, est une analyse que ne partagent pas les contes. Rien n’est extérieur : les grands vents, les monstres, le semblable et l’étranger, le fou, le sage : tout participe de notre identité et dialogue d’une façon mystérieuse et intime avec l’exaltation de la nature. Et nous invite à une pleine coopération.
Selon vous, grâce au conte, une nature touche donc l’autre ?
Ce qui éveille l’âme humaine, c’est qu’elle puisse s’infuser dans une métaphore nutritive incluant sa corporalité, sa sensibilité et sa conscience. En paraphrasant Cocteau qui parlait de la poésie, les contes sont des mensonges qui disent la vérité, ils savent qu’on ne peut approcher les mystères de la vie qu’en dansant. C’est d’autant plus important aujourd’hui. Nous assistons au divorce écologique alarmant avec natura, un trouble psychique collectif que Paul Shepard appelle une faille dans quelque dimension fondamentale de l’existence humaine. Réunir ces deux natures de façon créative et imagée est une urgence absolue.
Selon vous, les contes peuvent faciliter l’émergence d’un autre modèle sociétal et dissiper cette dissociation ?
Ils participent activement à la naissance d’un tout autre monde parce qu’ils n’ont rien oublié du Chant de la Création. Tout vient de la séparation dramatique avec la nature et ce traumatisme est profond. Sans amour, sans infusion en elle, nous tombons inévitablement malades. Rabbi Nahman de Bratslav le sage qui à la fin de sa vie n’enseigna que par les contes, disait qu’ils n’étaient pas faits pour nous endormir mais pour nous réveiller. J’ai, pour ma part, depuis plus de trente ans nourrit cette voie qui réconcilie et raccommode l’humain avec la nature. De « La tortue qui était le monde » au « Conseil des Tisserands » et à la « La légende de l’arbre noueux », j’ai maintenu cette intention. Les Contes des sages gardiens de la terre¹ viennent éclairer et accompagner nos imaginaires pour les fortifier et les soutenir, et répondre au défi impressionnant qui incombe à cette génération. Ils sont des contes-médecine, comme disent les amérindiens.
Que nous disent ces sages gardiens de la terre et qui sont-ils ?
Ils sont notre parenté. Les pierres, les arbres, les oiseaux qui nous ont vu grandir et nous éloigner. Ils tiennent dans leurs becs, sur leurs écorces, en leur énergie, des mots et des contes propres à nous réveiller. À nous extirper du patriarcat et de la domination brutale sur la femme-nature, cet espace vital de beauté où notre être infuse quand il est en paix. Les contes ne se contentent pas d’appeler à une simple hygiène écologique et un ravalement léger. Ils nous appellent, parce que c’est là leur nature, à déboulonner la croyance pernicieuse en un environnement qui papillonne tout autour de notre nombril. Nous ne sommes pas, disent-ils, le centre d’un monde qui nous environne, mais des nageurs infusés dans la nature qui est partout et nous partout avec. Pourquoi, à votre avis, les arbres des contes, les montagnes des légendes et les bêtes des fables nous parlent-elles ? Comment les dragons, les licornes, la lune ou les crapauds peuvent-ils depuis toujours nous interpeller ? Parce que dans l’inconscient, sa conscience secrète, l’Homme sait. Il sent que la langue des contes participe de l’intelligence du monde, il la désire, la craint ou ignore encore par négligence, qu’elle peut salutairement le secouer.
Pour terminer cet entretien, pouvez-vous nous dire un mot de vos collectages de contes dans les steppes mongoles, la sierra des indiens de Colombie ou le grand désert saharien ? Faut-il aller si loin pour trouver les contes de la nature ?
Non. Mais aller puiser dans la mémoire de ceux qui n’ont pas perdu le lien vital et spirituel avec elle, c’est verser de l’huile dans la lampe. Entrer chez ceux qui ont toujours tété les contes de la nature, pêcher la parole sous les étoiles dans des cases et des yourtes n’est pas rien. Ce sont des portes ouvertes sur l’indicible. Et vous voyez que ce monde éclaboussé de lumière n’est pas étranger au monde invisible où vont et viennent les bébés et les morts. Un grand bain chez natura et les chamanes. Nos traditions elles aussi sont imbibées de cette nature des contes. Il faut s’y plonger comme il faut se plonger dans les forêts et dans les sources.
De la clairière, il appela toutes les vies qui rampent, courent, poussent et volent. Il rameuta les sources, le vent, les fleurs, les vers et les rossignols… Sa plainte s’éleva, chacun l’entendit, qu’il fut sapin, écureuil, taupe, biche, enfant... Un long murmure répondit. Faible au début, il s’élargit, bourdonna, fit vibrer l’air de mélodies. L’homme-cerf récoltait tous les chants. Ceux des arbres et des animaux, des fleurs, des amétystes... Ceux des humains qui s’apaisent et rêvent. Il en composa un bouquet, mélange harmonieux tissé de milliards de sons… Les moteurs des machines s’arrêtèrent. Hommes, femmes et enfants descendirent des collines et des engins, stupéfiés. Ils sortaient du long sommeil, découvraient la forêt, les oiseaux, l’herbe, le ciel. Ils ajoutèrent leurs voix… Quand ils virent l’homme-cerf et des visages humains se dessiner à la cime des arbres, leurs cheveux devinrent brindilles, leurs mains sabots, leurs bras des ailes. Le concert avait brisé leurs armures. La forêt s’avança, bras et branches, d’arbres et d’hommes s’étreignirent…
Extrait du Chant de l’éveil - Contes des sages gardiens de la Terre - Editions du Seuil
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Entretien avec Pascal Quéré