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Raconte !

Les enfants d'un même rêve... 

Aux premiers jours du monde nous étions tous ensemble dans l’arbre. Nous autres les humains, ne séparions pas l’antilope, la fleur ou l’homme, nous étions les enfants du même rêve... 

Légende mongole du premier conteur 

"Le pas chantant de mon cheval
Fait tinter les grelots des rênes,
Mon âme est comme celle de Tarvaa.
Elle a ramené de l’autre monde
Les légendes, les contes et les chants" 

Le chant de l'arbre 

 "J'ai sous mon écorce un lit qui repose l'homme, et à ma cime, au pied du soleil, un radeau de bois, un radeau de feuilles et des rêves..."

Le portrait de l'aube

Un conte de Patrick Fischmann


"Autrefois à la cour de l’empereur du Japon, il y eut un fameux peintre. Un Maître des paysages. Il installait son chevalet au bord de l’eau, sur un coteau et il croquait l’âme du monde. Or, voilà qu’un jour de belle lumière, une geisha et un samouraï passèrent sous le cerisier fleuri où il était assis pour peindre. Tandis qu’il observait leurs visages il se surprit à y apercevoir des collines, des prairies, des sentiers secrets. Réalisant qu’ils étaient eux-mêmes des paysages, il désira faire leurs portraits. Ainsi Masaki devint l’amoureux des visages, le grand maître qui les attrapait. Les années passèrent, l’empereur l’ayant affranchi de sa charge il désira accomplir son chef d’œuvre. Il lui fallait dénicher le modèle parfait, l’être dont il immortaliserait la beauté. Il considéra d’abord les beaux jeunes gens de la Cour puis demanda l’autorisation de quitter le palais, pour découvrir dans les archipels, la source rare et la peindre.  


Il fit ses bagages, parcourut le pays, fouilla le moindre village, rechercha la beauté. Parfois on lui signalait une jeune fille dans un vallon reculé, une femme, un vendeur de fruits, un samouraï. Chaque fois Masaki s’élançait, guetteur patient, certain de trouver un jour ce modèle unique auquel il aspirait. Les années passèrent, il croisa des êtres aux silhouettes magnifiques et aux visages emplis de rêves. Mais chaque fois il savait que le but de sa quête n’était pas atteint. Il manquait toujours un petit quelque chose de décisif, une brillance, un grain de beauté, la fragilité, le regard qui guiderait sa main.

Un jour, un vieillard lui affirma que celui qu’il cherchait vivait à quelques lieues au bord d’un étang dans une cabane de pêcheur cachée par les roseaux. C’était, au dire du vieillard, un homme simple solitaire, connu du soleil et des oiseaux. Seules les libellules s’arrêtaient pour le contempler. Son visage était un chant dédié à l’harmonie. Il pêchait des carpes le nez au vent. Pour la première fois, le peintre eut l’intuition qu’il touchait au but. Quand il entra dans la cabane son visage s’épanouit : il avait déniché la beauté. Il déroula un parchemin et demanda à l’homme s’il pouvait faire son portrait.

 Trois jours plus tard, après plusieurs années d’absence Masaki retournait au palais impérial portant son œuvre ultime et véritable. L’empereur décréta que le maître avait peint la beauté ultime, qu’il avait attrapé la lumière. L’artiste logea au palais, il vécut couvert d’honneurs, de richesses, côtoyant les plus grands, prodiguant ses conseils aux architectes, aux calligraphes et aux sculpteurs.

Or, un jour, peut-être avec l’âge lui vînt une étrange idée : il avait peint ce qu’il y avait de plus beau, l’œuvre était incomplète. Elle était comme la moitié d’un fruit. Il devait repartir en quête, immortaliser la laideur comme il l’avait fait avec la beauté : il devait attraper la source sombre. 

Il fit ses bagages, parcourut le pays, fouilla le moindre village rechercha la laideur. Parfois on lui signalait une jeune fille dans un vallon reculé, une femme, un vendeur de fruits à l’œil mauvais, un samouraï balafré de souvenirs de sabres. Chaque fois Masaki s’élançait, guetteur patient, certain de trouver un jour ce modèle unique auquel il aspirait. En quelques années il croisa des êtres aux silhouettes douloureuses, le visage creusé par la nuit. Mais chaque fois, il savait que le but de sa quête n’était pas atteint. Il manquait toujours un petit quelque chose de décisif, une ombre, une cicatrice, une lâcheté, le regard qui guiderait sa main.

Il arriva ainsi jusqu’à l’entrée d’une caverne creusée sous la montagne, l’entrée d’une prison où étaient enfermés les criminels, les rebus de la société. Il échangea quelques mots avec le gardien et lui dit l’objet de sa quête. 

-Figure-toi qu’au plus profond de cette prison, sous le dernier escalier, il y a une cellule où croupit un être qu’on a mis à l’écart des autres dans un réduit caverneux. J’ai un jour croisé son regard, cet homme est un monstre. Seules les salamandres peuvent lire son visage sans craindre les signes de la vilenie. Si tu es assez courageux ou assez fou, peut-être pourras-tu le peindre ?

L’être était là, éclairé par les flammes d’un feu. Pour la deuxième fois de sa vie le peintre sut qu’il touchait au but. Quand il entra dans l'antre un seul coup d’œil suffit : il avait déniché la laideur. Il déroula le parchemin qu’il gardait précieusement avec lui et demanda au monstre s’il pouvait faire son portrait. 

-Mon portrait... tu es dans une maison de criminels, répondit l’homme, demande au gardien ! 

-J’aimerai ton consentement, répondit le peintre.

-Je t’ai déjà servi de modèle, t’en souviens-tu ? C’était il y a longtemps, dans cette cabane où je vivais alors, quand je pêchais des carpes, le nez au vent. Mes sœurs libellules étaient mes compagnes et les oiseaux mes enfants.

Masaki tressaillit, domina son malaise, commença l'œuvre. Peu à peu son regard d’artiste s’illumina : n’avait-il pas tenté en pure folie, quarante ans plus tôt d’enfermer la beauté et l’invisible ? Maintenant, il n’était plus ce peintre vorace, son pinceau surmontait les traits énigmatiques de la nature. La beauté qu’il avait tant chérie était là tapie dans les ténèbres, dans ce visage chaotique et détruit, dans ce marécage humain. 

 À l’heure bleue, en rendant l’ombre à la lumière, il venait de faire le portrait de l’aube.